Lectrice in fabula
A quoi sert la lecture ? Voici donc une question empreinte d’éternité à laquelle se sont déjà frottés force sémiologues & autres savants. Je leur laisse sans regret la primeur de leurs réflexions. Mon ton paraît peut-être ironique mais je dois toutefois avouer que j’ai parcouru avec délices les réflexions d’Umberto Eco au temps béni de mes vingt ans quand, conjointement au célèbre «Nom de la Rose», il dissertait dans «Lector in fabula». Or précisément, il s’agit bien là de parler de nos vingt ans, de nos quinze ans, de nos douze ans, de ces temps où l’on découvre la lecture de façon trop précoce peut-être, où l’on ne saisit pas tous les tenants & les aboutissements de ce que l’on lit. L’ironie d’un Balzac n’est perceptible que d’un oeil acéré, amusé. Les tragédies qui se nouent dans les romans ne paraissent pas si définitives quand on a vingt ans & que l’on à, comme le dirait Romain Gary, la vie devant soi. Les livres nous accompagnent toute notre vie durant. On les conserve, on les emporte avec soi, ils sont de tous les exils. Un soir, on ouvre la Recherche, le Folio a vieilli, il a même jauni & recèle cette odeur de vieux papier si caractéristique. Le soir est bien avancé mais on se laisse emporter dans les volutes formées par ces phrases complexes, par les idées distillées, par ce personnage de Swann que l’on ne prend, pour commencer que pour un petit bourgeois de campagne. Ce livre raconte le monde tel qu’il existe finalement aujourd’hui encore. On ne voit que les apparences, on ne considère quelqu’un que parce qu’il appartient à une certaine côterie, parce qu’il a son badge, son pass... Plus triste encore, on vit dans un monde où l’on ne prend plus le temps ni de lire ni de rêver aux ombres projetées sur le mur de notre chambre. Je me souviens, moi aussi, jadis, enfant, scruter les rais de lumière formés par les voitures qui passaient. Je m’imaginais leur itinéraire, les voyages qu’elles allaient faire sans moi, sur leurs routes, découvrant des pays de cocagne. Non, aujourd’hui, on ne lit plus, on ne rêve plus, on like, on saute d’une chose à l’autre, on envoie mille textos, c’est la pensée fragmentée, on n’a plus le temps de rien faire. On ne sait plus réfléchir en continu. Poséement. Alors, souvent, au risque de passer pour une vieille fille ou pour cette enfant que je suis toujours au fond, il m’arrive d’oublier que j’ai un téléphone très sophistiqué pour replonger dans les délices d’une lecture infinie que rien ne vient interrompre, pas même la nuit qui s’est déjà bien avancée. Comme une petite fille, je me cache sous la couette avec un peu de lumière, un brin de chocolat & je sacrifie à ce plaisir que plus personne ne semble connaître &, ravis, les vieux livres de ma bibliothèque me sourient, espérant bien être les prochains à goûter à ce rituel pourtant immémorial...
Florence