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3 avril 2012

A Michelle...

LE TABLEAU

 

  Elle vendait des cigarettes à toutes les âmes en peine du quartier. Son échoppe était située sur une place, pas très loin du centre ville, à l’endroit où l’on se délasse, une chope à la main, un apéro au coin d’une vie. Dans le bar mitoyen et bruyant, elle avait à peu près tout entendu : les commérages de la cité, les plus criantes absurdités, les avis nets et tranchés, les opinions bien arrêtées, les lois déjà votées, les têtes déjà tranchées. Au coin du zinc, la justice était expéditive, entre un pastis et une poignée d’olives, il n’était pas bon être immigré. Avec eux, on ne savait jamais, il valait mieux rester entre bons français. De fait, la population du bar était à géométrie assez variable quoiqu’au demeurant assez masculine. Voire exclusivement masculine. A opinions politiques similaires. On trouvait, accoudés au comptoir des certitudes toutes sortes de destins que la vie avait un peu cassés : qui un ouvrier zingueur un rien amoché, le béret de travers sur son cerveau brûlé, qui un chef de chantier, raciste comme il se doit, débitant ses arias lancinantes qui laissaient sans voix ce petit jeune qui venait tous les jours éponger un café dans ce no man’s land des idées délavées, qui un dingue, un paumé, un alcoolique patenté, la bière en perfusion quand du soleil pointent les premiers rayons. Sur cet ersatz de cour des miracles, régnaient le patron ou plutôt la patronne, les deux visages burinés par le poids des années, la voix cassée de sottises débitées, de tous ces lieux communs mécaniques et banals qui affleurent dans les sombres atours d’une vie sans destin, sans rêve aucun. Dès le petit matin, ils servaient des chopes, du nom de leur échoppe, pendant qu’elle, un peu à côté de ces vies délavées, vendait des clopes. 

  On ouvrait dès sept heures du matin, c’était toujours, peu près, le même train train, le même refrain, le garçon boulanger livrait, impavide, son pain quotidien, ses croissants un peu ternes, ses illusions enfuies. On lui offrait un café, il rendait un sourire inaudible et repartait dans la nuit encore anonyme poursuivre son circuit dans le fil de l’ennui. Les clients arrivaient le journal à la main, la machine fumait des petits noirs débités, les conversations s’animaient dans le jour bleuté, au rayon des écorchés, on ne pouvait que parler. Bientôt, le bruit des autres machines retentirait, ce serait l’usine et ses rythmes réguliers, ses cadences calculées. A midi, peut-être, on reviendrait au bar du désespoir, dévorer, les jours fastes, jambon-beurre et café noir. Une bière en appui, accoudé au comptoir. Plus tard, c’était l’apéro obligatoire. Puis, on rentrait chez soi, un rien éméché, le rade fermait, il n’y avait plus rien à espérer. La patronne n’offrait jamais de tournées, il ne fallait pas y compter. Il ne fallait pas rêver. 

  Légèrement en retrait, au comptoir d’à-côté, elle empilait les paquets de cigarettes et de tabac à rouler sur les présentoirs que l’addiction vidait. On marmottait les marques américaines avec l’accent français, les marques bien françaises avec la voix brisée. On était des fumeurs au cursus patenté. Rien ne valait la clope du petit-déjeuner quand le matin trop calme nous venait affleurer. 

  Sa chevelure brune, son visage détouré, la vendeuse de fumée pas un mot ne pipait. Elle accédait aux désirs attendus de ces clients fidèles, c’était la sentinelle des brasiers dépravés. Personne ne l’allumait ni même lui parlait si ce n’était pour jeter un “Gauloises” ou un “Camel” à son âme fatiguée. Quand aucun client ne passait, elle se prenait à rêver aux ailleurs fantasmés, à ces routes qui au loin s’étendaient, au croisement des cieux azurés. Elle pensait onirique, aux volutes d’Amérique, ses songes l’emportaient au large de l’Occident et, un livre à la main, elle écumait lentement les pages qui s’effaçaient dans ses yeux veloutés. La vie aurait pu se dérouler ainsi, égrener son fil jusque dans l’infini, mais c’était sans compter sur la main du destin. 

  Un jour, un matin, un homme inconnu passa la porte du rade. La patronne, la taulière lui demanda ce qu’il comptait boire. Le quidam hésita. Du ton dont on méprise ceux que l’on ne connaît pas, elle insista avec une pointe de son agacement coutumier. L’homme finit par commander un café et, dépitée, elle mit en route la machine, le monstre métallique qui trônait dans sa nuit et débitait à l’envi, le jus serré qui redonne de l’espoir. L’homme dégustait ce breuvage insipide quand son regard fut attiré par l’ombre translucide qui troquait contre quelque monnaie des rêves enfumés. Il lui adressa un regard courtois qui surprit la jeune femme. On ne l’avait pas habituée à cela. Elle n’osa le lui rendre, mais l’homme ne s’arrêta pas à cette fin de non recevoir. D’un pas décidé, il se rendit devant le comptoir et demanda un paquet de blondes américaines à la brune étonnée. Elle s’empressa de les lui donner, espérant ainsi se débarrasser de ce client qu’elle jugeait, somme toute, assez inopportun.  Mais, l’homme semblait vouloir engager la conversation. Mutine, elle se dérobait à ses avances. On lui avait fait le coup des milliers de fois. Cela se finissait toujours de la même manière, un baiser s’échangeait contre un paquet de clope. Il ne fallait pas la lui faire à nouveau. Cependant, il insistait, lui demandant si elle aimait la peinture. Celle-là, elle ne la connaissait pas, et prise de cours, elle lança une réponse évasive, c’en était assez pour que l’étrange passager du radeau maudit ne l’invite. C’était ce soir, dans une galerie, pas très loin d’ici, dans le centre de la ville. La jeune femme hésita mais pris le papier que l’homme désormais lui tendait. Sa consommation payée, l’homme disparut dans un sourire amusé et la vie reprit son morne cours dans le bar dézingué. 

  Toute la journée, elle réfléchit à cette étrange invitation. Elle relut le carton en se demandant, si elle y allait, comment elle pourrait s’habiller. Plus que de coutume, elle se prit à rêver et, finalement, sa décision était arrêtée : elle irait. La journée s’étira plus longue qu’à l’habitude. Elle servait machinalement ces vies de turpitudes et, quand l’heure de fermer arriva enfin, elle s’enfuit sans mot dire vers son appartement situé au-dessus de l’enseigne de “La Chope”. Elle se lava, se parfuma et enfin s’habilla sans aucune espèce d’extravagance. 

  Quand elle passa la porte de la galerie, elle comprit très vite qu’elle n’était pas dans son monde habituel. Les jeunes gens se pressaient en riant, une coupe à la main. Le noir était le costume d’apparat, les conversations recelaient des mots plutôt étranges, l’argot avait mis ses habits du dimanche et s’était invité dans des phrases compliquées aux accents entendus. On était entre soi. Personne ne la voyait. C’était l’ombre du tabac. Tout le monde l’avait déjà croisée mais, visiblement, personne ne la reconnaissait. Hors cadre, point de salut ! Elle allait partir quand l’homme du matin lui glissa une coupe dans la main et lui sourit, matois. Le regard félin, la touche du séducteur, il buvait dans ses yeux une coupe de champagne, élixir divin. Elle se dérobait sous ses avances insistantes quand, tout à coup, elle le vit. Le tableau. Il se détachait du reste de la galerie et pour cause, le fond en était rouge vif. Du rouge de la passion, celle qui vous emporte, qui vous écorche vif. C’était un portrait. Une femme s’en détachait, une cigarette au bec. Elle s’était retirée dans un coin du tableau et semblait aviser les bobos alentour, un petit air narquois dans ses yeux nécrosés. La jeune femme était fascinée par la fille du tableau. Brune, comme elle. Elles se seraient crue homonymes. Une conversation muette s’engagea entre les deux amies. Le sentiment surgit vite entre les alter ego. Elle sentit que la jeune fille du tableau lui demandait quelque chose. Doucement, elle s’approcha, il était question de la délivrer, de l’enlever. Alors, affrontant sa timidité maladive, la fille du tabac, l’ombre de fumée alla voir le maître de lieux et lui lança : “Combien ?”. La formule était certes lapidaire mais elle avait le mérite d’être franche et sans détour aucun. Il lui répondit que rien n’était à vendre. Oui, il s’agissait bien d’une toile qu’il avait peinte, le portrait d’une fille recontrée, le souvenir d’une nuit agitée. Son courage à deux mains, elle insista : “Combien ?”. Le jeune homme lui sourit, passa sa main dans sa brune chevelure et alla décrocher la toile qu’il lui offrit sans plus de façons. 

  La jeune femme pensait qu’elle allait payer un autre prix ce cadeau inestimable mais, le jeune homme lui sourit à nouveau, lui dit quelques mots et repartit vers un groupe de jeunes gens hilares et avinés. Les bulles de champagne flottaient dans l’horizon. Tout était irréel, les bribes de conversation voguaient dans le ciel. Elle enveloppa le tableau dans son manteau et repartit dans la nuit sans un “au revoir”, sans un “adieu”. 

  Elle monta haletante l’escalier dans la nuit. Elle accrocha le tableau au mur de sa chambre encombrée. Elle regarda la jeune femme, la toisa, c’était bel et bien son double, son Eurydice au parfum des Enfers, la muse des poètes, la femme inspiratrice, le reflet de son miroir intime et complice. Elle ne pouvait détacher son regard de cette ombre tentatrice. Oui, c’était bien elle. A un détail près cependant. La fille du tabac, elle, ne fumait pas. 

Florence 


Tableau de Stéphane Weitz

tableau

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Commentaires
F
Merci beaucoup. Je suis touchée. <br /> <br /> Michelle m'a raconté vite fait l'histoire, ça m'a fascinée. J'ai imaginé une autre histoire possible avec un fond de vérité. Je suis heureuse que ça vous ait plu. <br /> <br /> Du coup, je n'ai pas réussi à écrire une ligne ce matin, trop encore sous le coup de cet écrit (& peut-être aussi de ma soirée/nuit de concert). <br /> <br /> Merci en tous cas, il y a du nouveau sur ce blog presque tous les jours & on peut aussi suivre les publications sur Facebook via la page de Licence Poétique. <br /> <br /> A bientôt.
Z
une invitation au voyage extraordinaire en harmonie avec la beauté et la sensualité du tableau
F
Merci, c'est gentil & courageux d'avoir tout lu, surtout sur un téléphone... <br /> <br /> J'aime bien la nouvelle, comme genre littéraire...
-
Cette impression d'y etre, de flotter au dessus...ca le fait bien! :-)
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